Saturday, November 1, 2008

Le Dormeur du val
C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent; où le soleil de la montagne fière,
Luit; C'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pale dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement: il a froid.
Les parfums ne font plus frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit.


Arthur Rimbaud
"Le Dormeur du val"
Poésies Arthur Rimbaud
Anticonformiste, marginal, Rimbaud étouffe à Charleville, et il lui arrive de fuguer... dans une région dévastée par la guerre de 1870. Il s'est révolté contre la guerre et ses barbaries dans certains de ses premiers poèmes : "Le Mal", "Les Corbeaux", "Le Dormeur du val".
Ce dernier poème, publié pour la première fois en 1888, est remarquable, car le jeune poète de seize ans, ne recourt pas au ton de l'indignation, il feint de découvrir avec le lecteur, le spectacle désolant de la mort comme un phénomène anodin. Le choc provoque ainsi la stupeur et accentue encore plus la dénonciation.
Une subtile opposition est donc entretenue entre l'évocation d'un spectacle charmant et la réalité cruelle du sommeil de la mort. Nous étudierons successivement cette évocation de la beauté pittoresque de la nature puis la découverte d'une réalité tragique.
I Présentation des lieux et du "Dormeur"
1 Le sonnet de Rimbaud suit le mouvement d'un regard qui part du panorama d'"un petit val" (4), se rapproche du personnage "étendu dans l'herbe" (7) et détaille son sourire, sa "narine" (12), sa "main sur sa poitrine" (13). Il y a un resserrement progressif du champ visuel.
2 Ce regard donne à découvrir une nature bucolique, tendre, accueillante. Cette nature est personnifiée : "la montagne " est "fière" (4), la "rivière" "chante" (1); la lumière qui frappe l'eau "accroch[e]" des "haillons" "aux herbes" (2). Les notations sont enfantines : c'est un "petit" val. C'est donc un regard naïf, enfantin, dépourvu de préjugés.
Cette nature est protectrice, maternelle. Ce microcosme heureux et protégé est un creux, "un petit val" (4), à l'abri d'une montagne, ensoleillé de "rayons" (4), "où la lumière pleut" (8). Cette lumière n'est pas crue ; elle arrose, elle pacifie.
3 Les plans créant la profondeur et les touches juxtaposées de formes et de couleurs organisent dans des tons de vert et de bleu l'équivalent d'un tableau impressionniste. La nature propose des sensations agréables sur les plans visuel, olfactif, tactile et sonore.
4 Le "Dormeur" (présent dans le titre) n'est évoqué qu'au deuxième quatrain. La notion de sommeil revient à trois reprises : le soldat "dort" (7), "il dort" (9), "il fait un somme"(10). Il fait corps avec la nature considérée comme "son lit" (8). Le "bleu" (6) et le "vert" (8) sont les couleurs qui dominaient déjà dans le premier quatrain. Les adjectifs "frais" (6) et "pâle" (8) semblent n'apporter que des nuances à ces coloris alors qu'ils seront réévalués dans une seconde lecture (déterminée par la fraîcheur et l'insensibilité aux vers 11-12). Au premier quatrain évoquant la nature répond le second consacré au dormeur. Le troisième vers de chacun d'entre eux commence par des sonorités voisines [daR]/[dC R] et un rejet. Dans les deux cas, un verbe monosyllabique en fin de phrase et en début de vers : "luit" (4)/"Dort" (7). L'abandon confiant du soldat [sC l..], semble aussi naturel que la lumière du soleil [sC l..].
II La découverte d'une réalité tragique
1 Le naturel déconcertant de la simple constatation
Le monde décrit aurait pu être beau, radieux et heureux, mais il n'est qu'apparence. En neuf syllabes, les dernières, le poème invite son lecteur à une relecture. Le sommeil et la mort offrent la même apparence. La périphrase "Il a deux trous rouges au côté droit" (14) est un euphémisme d'une neutralité efficace, au puissant pouvoir de suggestion. Le constat dépourvu de toute affectivité place le lecteur devant le fait accompli. La mort arrive comme une surprise macabre, une révélation ultime. Son inscription dans la nature dit sa nécessité. C'est la mort rappelée au souvenir des vivants dans une carte postale de guerre.
2 Les indices qui préfiguraient la découverte
Ce "val", ce creux, ce "trou" (1) apparaît inquiétant rétrospectivement. Il en va de même des images de la maladie. Ce soldat "baign[e]" (6) dans le cresson comme on baigne dans son sang. Il est "pâle" (8). Il ressemble à "un enfant malade" (10). "Il a froid" (11). Il est insensible aux "parfums" (12), dans un vers où l'on rencontre une allitération en [f] qui fait penser à un soupir douloureux, une expiration. L'expression "enfant malade" n'appartient qu'à une comparaison et le conditionnel de "sourirait" aurait dû aussi alerter. Les décalages entre syntaxe et métrique (rejets, coupes) sont créateurs de claudication. Tout cela aurait dû nous intriguer, permettre d'éviter la méprise.
A la décharge du lecteur, il faut dire que le "Dormeur" du titre induit en erreur. Beaucoup de formes d'insistance rappellent que cet homme est endormi, se repose. L'adjectif "tranquille" est rejeté en tête de vers (14). L'adjectif "souriant" (9) semble d'autant plus crédible qu'une diérèse le met en valeur.
Tout le poème peut aussi se lire comme un euphémisme de la mort. Certes la mort d'un être est irréversible. Elle termine la vie de chacun. Le recueillement est de mise devant le décès de quelqu'un, en particulier devant un soldat mort pour son pays. Le poème n'est-il que consolation et atténuation de la réalité tragique de la mort ?
3 Dénonciation de la guerre
Ce sonnet affecte de banaliser la mort d'un soldat, de tout soldat ( "Le Dormeur" du titre devient bien vite un soldat (5)). Sourire, chaleur, bercement, couleurs, fête des sens sont du côté de la nature, insensibilité, immobilité, froid, maladie du côté du soldat. Le déséquilibre est injuste. En dédramatisant la mort au sein de la "bonne nature", le poème exacerbe aussi le scandale de la guerre. L'association de la mort et de la nature rend la guerre d'autant plus inhumaine et inacceptable qu'il s'agit d'un soldat "jeune" (5).
Dire de ce soldat qu' "il a froid" (11) au lieu de dire "il est froid", c'est refuser de croire qu'il n'est plus vivant, c'est manifester la douleur qu'il y a à accepter sa mort. L'indétermination du lieu (un val, n'importe lequel), la valeur des présents d'habitude (la guerre est de tous les temps) font que ce poème dénonce toutes les guerres et rend hommage à tous les soldats morts dans toutes les guerres. Il saisit ce combattant dans une posture noble et calme : il a "la main sur sa poitrine" (13), comme un gisant de cathédrale.

Le Dormeur du val est un des premiers poèmes de Rimbaud. Il a environ seize ans lorsqu’il fugue pour la deuxième fois du domicile parental de Charleville Il recopie vingt-deux textes dans un cahier qu’il confie à son ami Paul Demeny, poète également. Le Dormeur du val en fait partie, écrit pendant son errance d’octobre 1870, en pleine guerre franco-prussienne
L’année suivante, il demandera à son ami de le détruire avec les autres quand il refusera tout romantisme, toute subjectivité, tout culte de la forme.
En effet, par bien des aspects, ce poème contient encore pleins de réminiscences scolaires et utilise la forme du sonnet selon la disposition abab-cdcd-eef-ggf, proche des sonnets shakespeariens. Mais par le thème choisi, le ton adopté et quelques audaces de forme, il annonce une vision neuve de la poésie.
J’ai choisi de ne pas séparer les caractéristiques formelles et structurelles du poème de ses centres d’intérêts car tous les éléments de la description et de la construction concourent à la révélation brutale du dénouement.
Cela commence par un tableau idyllique et vivant. La lumière baigne littéralement la scène car la végétation tamise les rayons du soleil, eux-mêmes reflétés par les algues qui affleurent en « haillons d’argent », pour repartir vers la montagne. Le verbe mousser résume bien cette fusion de l’eau et du soleil. Les deux rejets « D’argent » et « Luit », accentuent cette qualité particulière de la lumière
Les consonnes liquides du premier vers (r,v), les assonances nasales du second (accrochant, follement, haillons, d’argent) donnent de la fluidité à la description et atténuent le bruit de la rivière.
Le regard embrasse la scène dans sa totalité en un mouvement descendant puis ascendant. Le premier et le dernier vers du premier quatrain se répondent ainsi dans une description qui n’est pas statique.
Les éléments naturels sont personnifiés : la rivière « chante », accroche « follement » et la montagne est « fière » de dominer le paysage. Tout respire une certaine joie de vivre que l’on peut même juger d’une mièvrerie peut-être volontaire.
Le second quatrain tempère cette impression en développant le champ lexical des couleurs froides (bleu, pâle, vert, l’herbe). Le personnage –un jeune soldat que Rimbaud aurait pu rencontré durant sa fugue-, semble en accord avec l’environnement.
La posture, précisée dans le premier tercet, n’est pourtant pas naturelle lorsque l’on sait que le cresson et les glaïeuls sont ici des plantes aquatiques. Il faudrait qu’il fasse bien chaud en ce mois d’octobre des Ardennes pour faire la sieste dans une rivière… Le champ lexical de la maladie, « pâle », « lit », puis « malade » et enfin l’adjectif « froid » souligne ce malaise.
La répétition du verbe dormir à trois reprises, dont une fois dans un rejet et de l’expression « fait un somme » attire l’attention du lecteur. Son sourire, comparé à celui d’un enfant malade avec l’insistance due au contre-rejet ne rassure pas non plus. Le trou de verdure devient les bras d’une mère (encore une personnification destinée à unir la nature et l’homme) Le verbe bercer renvoie à un plus jeune âge encore.
Retenons la musique particulière du vers huit qui résume bien la scène.
« Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. »
Les labiales du début et de la fin encadrent ce tableau où « vert » placé à l’hémistiche et « lumière » se répondent par assonance ouverte, où les liquides soulignent encore la qualité particulière de l’éclairage.
Le dernier tercet continue la description qui n’est d’ailleurs jamais globale. Le poète évoque le jeune soldat par métonymies successives en utilisant des parties de son corps, la bouche, la tête, la nuque, le sourire des lèvres, les pieds, la narine, la poitrine, le côté droit. Nous avons en fait une succession de gros plans qui retardent intelligemment la découverte finale.
Chaque terme positif (le sourire, la chaleur, la lumière) est compensé par un terme négatif (malade, froid, chaudement).
Mais le vers douze inquiète bien plus. Avec son rythme régulier à quatre temps, renforcé par les sifflantes et les nasales imitant la respiration, il place toutefois le négatif « pas » à l’hémistiche.
« Les parfums ne font pas frissonner sa narine. »
La licence poétique –sa narine au singulier- permet de rapprocher deux parties du corps (la poitrine) à la rime tout en évitant un pluriel qui allongerait le vers d’une syllabe.
Le dernier vers qui constitue une sorte de chute, n’utilise pas le terme de « mort », mais encore la métonymie, ici la conséquence pour la cause.
Les assonances en « ou » forment un hiatus encore plus brutal que dans « bouche ouverte », brutalité renforcée par l’alternance des dentales et des gutturales.
« Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit »
L’adjectif, rejeté en début de vers, laisse planer une menace avec le prolongement de sa voyelle finale.
La douceur du paysage contraste ainsi violemment avec la mort du jeune soldat. Un mort d’autant plus intolérable qu’elle prend place dans un environnement agréable et qu’elle concerne un jeune homme presque encore enfant.
Le Dormeur du val, dans un ton d’amertume ironique analogue à celui du Mal (page 51 de ce recueil) est à la recherche d’un rythme neuf qui démembre l’alexandrin à force de rejets, contre-rejets et de ponctuations fortes (points, points virgules, deux points au milieu du vers).
Comme d’autres poèmes de cette époque, il utilise le rendu d’impressions lumineuses et de couleurs symboliques.
Rimbaud ne mettra que peu de temps à se libérer des contraintes du mètre et des thèmes habituels de la poésie. Il exploitera dés l’année suivante le poème en prose et les visions oniriques ou symboliques.
Allitérations : répétition volontaire de sons consonantiques. On distingue les dentales (d, t), les gutturales (g ,c ,q , k), les labiales (b, p) , les nasales (m, n), les liquides (l, r, v, w, j), les sifflantes (s, f, ss, c ,ç, ph, z)
Assonances : répétition volontaire de sons vocaliques. On distingue les claires (eur, a ouvert, o ouvert, air, è, ê, ais, ait…), les aigues (i, u …), les fermées ‘é, ez, et, est, ai…), les nasales (on, om, un, in ein, um…) Comme pour les allitérations, c’est le son qui compte, pas l’orthographe.
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Rejets : dans un poème, un mot peut être rejeté au début du vers suivant pour le mettre en valeur.Retour
Contre-rejets : là, c’est un mot qui reste isolé à la fin d’un vers, le reste de la proposition est rejeté dans le vers suivant.retour
Sonnet : Originaire d'Italie (XIIIe siècle), où Pétrarque l'illustra (1470), le sonnet gagna au XVIe siècle la France (Mellin de Saint-Gelais, Clément Marot), où la Pléiade le tint très en honneur, puis le Portugal et l'Espagne. Les vers étaient alors répartis en deux quatrains suivis de deux tercets, généralement selon la disposition abba-abba-ccd-ede (sonnet dit régulier) ou abba-abba-ccd-eed (sonnet dit marotique).
En Angleterre, le sonnet, introduit en 1527 par sir Thomas Wyatt, prit des formes différentes. Chez les poètes élisabéthains, il est composé de trois quatrains suivis d'une strophe de deux vers, rimés (abab-bcbc-cdcd-ee), et chez Shakespeare (1592-1595), de deux quatrains et de deux tercets rimés (abab-cdcd-efe-fgg).
Très cultivé au XVIIe siècle classique, où l'on se passionna pour ce genre de poème, le sonnet fut l'objet de plusieurs querelles littéraires : la première (1638-1639) mit aux prises les «jobelins» et les «uranistes» : les premiers, menés par le prince de Conti, admirateurs enthousiastes du sonnet de Job, de Benserade, et les seconds, sous la conduite de la duchesse de Longueville, de celui d'Uranie, de Voiture, donnés chacun comme modèle du genre. Plus célèbre, la Querelle des sonnets(1677), fut consécutive à une cabale dirigée par la duchesse de Bouillon, le duc de Nevers et Mme Deshouillères pour faire réussir la Phèdre et Hippolyte de Pradon aux dépens de la Phèdre de Racine. Les amis de ce dernier, dont Boileau, ripostèrent. Le duc répondit, puis encore les amis de Racine : tous composant leurs sonnets sur les mêmes rimes. Le Grand Condé, en prenant parti pour Racine, mit fin à cette querelle.
Après une éclipse au XVIIIe siècle, où ce genre fut dédaigné, le sonnet fut remis en honneur au XIXe siècle (Musset, Nerval, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé...). Le sonnet est encore représenté dans la poésie du XXe siècle (Rilke, P. Valéry).
© Hachette Multimédia / Hachette Livre, 1999retour
Hémistiche : dans un alexandrin, la coupe classique se fait au milieu, après la sixième syllabe
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Rimes : elles sont pauvres, suffisantes, riches ou léonines selon le nombre de phonèmes qu ‘elles ont en commun.
E muet : le e final ne se prononce que s’il est suivi d’une consonne ou en fin de vers.
Métonymies : deux éléments qui entretiennent un rapport de proximité (pas de comparaison).
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Métaphores : deux éléments qui entretiennent un rapport de comparaison sans outil de comparaison. retour
Anaphores : répétition du même mot en début de vers.
Champ lexicaux : ensemble de mots ou d’expressions renvoyant au même thème. retour
Alexandrins : vers de douze syllabes.
Hiatus : choc de deux sons identiques à la suite.
Plans : du plan d’ensemble au très gros plan, imaginons être derrière le zoom d’un appareil photo.